L’HOMME MINIMUM - Robert Sheckley

Affronter un monde inconnu, c’est déjà une tâche délicate pour un explorateur chevronné. Bien trop difficile pour tous ceux qui veulent fuir la Terre surpeuplée et coloniser les planètes fraîchement découvertes. Aussi n’est-il pas question de les laisser emménager sans avoir écarté tous les dangers qui peuvent les menacer. Par exemple, en les faisant précéder par un homme que la guigne poursuit. Mais quel robot donner pour assistant à ce cobaye ? Un serviteur fidèle, éprouvé, infaillible ? Ou bien…

Chacun a son thème musical, pensait Anton Perceveral. Une jolie fille est comme une mélodie, et un conquérant de l’espace comme une fanfare guerrière. Les Sages du Conseil Interplanétaire font penser aux voix chaudes des bois, quand elles vibrent à l’unisson. Il y a les génies dont la vie est un contrepoint compliqué et sans cesse embelli, et la racaille des planètes dont l’existence n’évoque que le vagissement d’un hautbois luttant contre les coups d’une grosse caisse inexorable.

Telles étaient les méditations de Perceveral, qui tenait mollement une lame de rasoir en contemplant les veines bleutées de son poignet.

Car, si tout un chacun possède son thème musical, le sien pouvait se comparer à une symphonie d’erreurs, mal composée et exécutée de façon exécrable.

Sa naissance avait été saluée par l’allégresse des trompettes bouchées. Courageux, c’est au son feutré des tambours que le jeune Perceveral s’était aventuré à l’école. Il y avait excellé et, en récompense, on l’avait placé dans un petit groupe de travail de cinq cents élèves, où il avait pu recevoir sa part d’attention particulière. L’avenir avait semblé prometteur.

Mais, c’était congénital, il n’avait pas de chance. Il y avait eu d’abord une série incessante de petits accidents, d’encriers renversés, de livres perdus et de devoirs égarés. Les objets avaient une fâcheuse tendance à se casser sous ses doigts, ou parfois ses doigts se cassaient sous les objets. Pour aggraver son cas, il attrapa toutes les maladies infantiles imaginables, y compris la proto-rougéole, les oreillons d’Alger, l’impétigo, la varicelle, la fièvre verte et la fièvre orange.

Tout ceci n’affecta en rien les dons de Perceveral, mais les dons ne suffisent pas dans un monde surpeuplé où règne l’esprit de concurrence. Il faut de la chance, beaucoup de chance, et Perceveral n’en avait pas. On le renvoya dans une classe ordinaire de dix mille étudiants, ce qui augmenta pour lui les difficultés et l’occasion d’attraper des maladies.

C’était un grand garçon maigre, travailleur, au cœur d’or ; il portait des lunettes et les médecins le définirent de bonne heure comme étant sujet aux accidents, pour des raisons qu’ils ne pouvaient analyser. Mais quelles que fussent ces raisons, le fait n’en demeura pas moins. Perceveral était un de ces malheureux pour qui la vie est difficile au point d’être impossible.

La plupart des gens se faufilent dans la jungle de l’existence humaine avec la facilité de la panthère en quête de proie. Mais, pour les êtres comme Perceveral, la jungle est parsemée de pièges et d’embûches, de précipices inattendus et de cours d’eau infranchissables, de champignons mortels et de bêtes encore plus dangereuses. Nul chemin n’est sûr ; toutes les voies mènent au désastre.

Le jeune Perceveral réussit à faire ses études à l’université, malgré son talent incomparable pour se casser la jambe dans les escaliers en colimaçon, se tordre la cheville sur le bord des trottoirs, se fracturer le coude dans les portes à tambour, réduire en miettes ses lunettes contre les parois vitrées, et en dépit de ces autres incidents tristes, grotesques ou pénibles qui parsèment la vie d’individus sujets aux accidents. Il résista bravement contre la dépression nerveuse et continua de lutter.

Diplômé de l’université, Perceveral se ressaisit fermement et essaya de reprendre l’espoir qui était son thème premier, clairement défini par son robuste père et sa douce mère. Un roulement de tambour et un vibrant accord l’accompagnèrent lorsqu’il pénétra dans l’île de Manhattan pour y forger sa destinée. Il travailla avec acharnement pour vaincre sa prédisposition malheureuse, et pour garder son entrain et son optimisme malgré tout.

Mais sa prédisposition reprit le dessus. Les nobles accords se dispersèrent en un brouhaha imprécis et la symphonie de sa vie se réduisit à un opéra-bouffe. Perceveral perdit emploi sur emploi, dans un enchevêtrement de dictographes cassés, de contrats maculés, de fiches oubliées et de dossiers égarés, dans un crescendo de côtes tordues dans la presse du métro, de chevilles foulées dans les grilles d’arbres, de lunettes brisées par des rencontres imprévues avec des objets saillants, et dans une suite de maladies qui comprenaient l’hépatite de type J, la grippe martienne, la grippe vénusienne, la maladie insomniaque et la fièvre rigolante.

Perceveral résistait toujours à la dépression nerveuse. Il rêva d’espace, d’aventuriers à la mâchoire de fer qui faisaient reculer les frontières humaines, de nouvelles colonies sur les planètes lointaines, de vastes étendues où, loin des jungles de plastique trépidantes de la Terre, un homme pouvait vraiment se trouver. Il fit une demande au Bureau de l’Exploration et de la Colonisation planétaires, mais elle resta sans suite. À regret il écarta ce rêve et s’essaya à divers emplois. Il se fit psychanalyser, fut soumis à la suggestion sous hypnose, à l’hypersuggestion sous hypnose et à la suppression des inhibitions… mais rien n’y fit.

Tout homme a ses limites et toute symphonie arrive à sa fin. Perceveral abandonna tout espoir, à l’âge de trente-quatre ans, quand il fut congédié au bout de trois jours d’un emploi qu’il avait mis deux mois à obtenir. Il décida que, pour lui, c’était la fausse note humoristique d’un coup de cymbales mettant fin à quelque chose qui n’aurait d’ailleurs probablement jamais dû avoir de commencement.

Sans sourire, il prit sa maigre paie, accepta une dernière poignée de main méfiante de son ex-employeur et prit l’ascenseur pour se rendre dans le hall. Déjà de vagues pensées de suicide lui traversaient l’esprit sous forme de roues de camion, de tuyaux de gaz, d’immeubles élevés et de fleuves impétueux.

L’ascenseur parvint au grand hall de marbre, où se pressaient les agents de police anti-émeutes en uniforme et la foule qui attendait son tour pour s’engager dans les rues du centre de la ville. Perceveral fit la queue, en regardant d’un œil distrait le compteur de densité de population osciller sous le niveau indiquant Panique, jusqu’à ce que son tour arrive. Il sortit et se joignit à une masse compacte de gens se dirigeant vers l’ouest où se trouvait le grand ensemble qu’il habitait.

Les pensées de suicide continuaient d’affluer à son esprit, plus lentement maintenant, sous des formes plus précises. Il réfléchit aux méthodes et aux moyens jusqu’à son arrivée chez lui. Là, il s’extirpa de la foule et se glissa par un sas d’entrée.

Il lutta contre le flot d’enfants se déversant dans les couloirs et arriva à son alvéole d’habitation fourni par la ville. Il entra, ferma la porte à clef, prit une lame de rasoir dans sa trousse à raser. Il s’allongea sur le lit, les pieds appuyés au mur d’en face, et contempla les veines bleutées de son poignet.

Réussirait-il à se tuer ? Réussirait-il à le faire rapidement et proprement, sans erreur et sans regret ? Ou bien commettrait-il encore quelque maladresse qui le ferait emmener hurlant, dans un hôpital, spectacle ridicule dont les internes ricaneraient ?

Tandis qu’il réfléchissait, une enveloppe jaune fut glissée sous la porte. C’était un télégramme qui arrivait pile à l’heure du choix, avec une soudaineté mélodramatique que Perceveral trouva tout à fait suspecte. Néanmoins, il posa la lame de rasoir et ramassa l’enveloppe.

Elle était envoyée par le Bureau de l’Exploration et de la Colonisation planétaires, cette grande organisation qui contrôlait les mouvements de tous les Terriens dans l’espace. Les doigts tremblants, Perceveral ouvrit l’enveloppe et lut :

 

Mr. Anton Perceveral,

Logement provisoire 1993, Secteur 43825, Manhattan 212, New York.

Cher Monsieur,

Voici trois ans, vous avez déposé une demande à nos bureaux en vue d’obtenir n’importe quel emploi loin de la Terre. À notre grand regret, nous n’avions pu alors y donner suite. Toutefois, nous avons conservé vos états de service dans nos fichiers que nous avons remis à jour récemment. J’ai le plaisir de vous informer que vous pouvez obtenir immédiatement un emploi qui me parait convenir tout à fait à vos goûts et aptitudes. Je pense que cette offre recueillera votre assentiment, car elle s’assortira d’un salaire de 20 000 dollars par an, plus tous les avantages sociaux, et de possibilités incomparables de promotion.

Voulez-vous venir en discuter avec moi ?

Sincèrement à vous,

William Haskell,

Adjoint à la direction.

WH/ibtn 3 d c.

 

Perceveral replia soigneusement le télégramme et le remit dans son enveloppe. La joie qu’il avait tout d’abord ressentie faisait place à l’appréhension.

Quelles qualifications avait-il pour mériter un salaire de vingt mille dollars par an, plus tous les avantages sociaux ? Est-ce qu’on ne le confondait pas avec un autre Anton Perceveral ?

Cela semblait peu probable. Ce n’était pas le genre de chose que faisait le Bureau. Et, en supposant qu’ils le connaissent, lui et son passé semé de mécomptes et d’aléas, qu’attendaient-ils de lui ? Et que pouvait-il faire, lui, que n’importe quel homme, femme ou enfant ne fût pas capable de mieux accomplir ?

Perceveral mit le télégramme dans sa poche et replaça la lame de rasoir dans sa trousse à raser. Il lui paraissait, maintenant, un peu prématuré de songer au suicide. Avant tout, il lui fallait savoir ce que Haskell voulait.

Au siège du Bureau de l’Exploration et de la Colonisation planétaires, Perceveral fut immédiatement introduit dans le bureau de William Haskell. L’adjoint à la direction était un homme à forte carrure, au visage énergiquement buriné sous ses cheveux blancs. Il émanait de lui une grande cordialité, qui incita Anton à la méfiance.

« Asseyez-vous, Monsieur, asseyez-vous, je vous en prie. Cigarette ? Voulez-vous boire quelque chose ? Je suis ravi que vous ayez pu venir me voir aussi vite.

— Etes-vous certain que je sois bien l’homme que vous désirez engager ? » demanda Perceveral.

Haskell consulta un dossier sur son bureau. « Voyons un peu. Anton Perceveral, trente-quatre ans, fils de Gregory James Perceveral et d’Anita Swaans, né à Laketown, New Jersey. C’est bien ça ?

— Oui, répondit Perceveral. Et vous avez vraiment un emploi pour moi ?

— Mais oui !

— Un emploi comportant un salaire de vingt mille dollars par an, plus tous les avantages sociaux ?

— Parfaitement !

— Pourriez-vous me dire de quoi il s’agit ?

— N’est-ce pas pour cela que je vous ai prié de passer ici ? dit Haskell avec entrain. L’emploi que j’envisage de vous proposer a, dans notre nomenclature, la désignation d’explorateur extraterrestre.

— Vous dites ?

— Explorateur extraterrestre ou explorateur de planètes inconnues, précisa Haskell. Les explorateurs, comme vous le savez sans doute, sont des hommes qui prennent contact avec les planètes nouvellement découvertes afin d’y recueillir des renseignements de tout ordre. Ce sont, en quelque sorte, les Francis Drake et les Magellan de notre siècle. Vous conviendrez que c’est une proposition intéressante. »

Perceveral se leva, écarlate. « Si vous en avez terminé avec cette plaisanterie, je puis me retirer !

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Moi explorateur extraterrestre ? fit Anton avec un rire amer. Vous pensiez me faire marcher ! Mais je lis les journaux, et je sais quel genre d’hommes sont les explorateurs.

— Ah ? Et que sont-ils ?

— C’est ce qui se fait de mieux sur Terre. Les cerveaux les plus intelligents dans les corps les plus robustes. Des hommes capables de réagir en un dixième de seconde ; de faire face à n’importe quel imprévu ; de s’accommoder de n’importe quelle situation. N’est-ce pas la vérité ?

— Ma foi, convint Haskell, c’était vrai aux temps héroïques de l’exploration interplanétaire. Nous avons laissé cette image se perpétuer pour mettre le public en confiance. Mais l’explorateur de ce type appartient au passé. Maintenant, bien d’autres emplois s’offrent aux hommes dont vous parlez, mais pas l’exploration interplanétaire.

— Pensez-vous que ces surhommes ne seraient plus capables de s’en tirer ? ironisa Perceveral.

— Oh ! si, ils en seraient parfaitement capables. Il n’y a pas là de contradiction. Les exploits de nos premiers explorateurs n’ont jamais été dépassés. Ils ont réussi à subsister sur toutes les planètes où l’homme avait des chances de survie, même infimes. Leur courage et leur ténacité sont venus à bout d’obstacles qui semblaient insurmontables. Les difficultés rencontrées sur les planètes ont fait appel à toutes leurs ressources et ils ont toujours été à la hauteur de leur tâche. Ils resteront le symbole éternel de la résistance farouche et de la faculté d’adaptation de l’Homo sapiens.

— Alors, pourquoi avez-vous cessé de faire appel à eux ?

— Parce que les problèmes auxquels nous devons nous attaquer ne sont plus les mêmes sur la Terre, lui dit Haskell. À ses débuts, l’exploration de l’espace était une aventure, un exploit scientifique, une mesure de sécurité militaire, un symbole. Mais cette époque est révolue. Sur la Terre, la tendance à la surpopulation s’est accrue dangereusement. Des millions de gens se sont répandus dans des pays quasiment inhabités, comme le Brésil, la Nouvelle-Guinée et l’Australie. Mais l’explosion démographique les a peuplés rapidement. Dans les grandes villes, le point de saturation a été atteint et cela a provoqué les émeutes des week-ends. Et la population, soutenue par la gériatrie et une nouvelle diminution spectaculaire de la mortalité infantile, a continué de s’accroître. »

Haskell se frotta le front. « Ce fut un beau gâchis, mais l’éthique de l’accroissement de la population ne me regarde pas. Tout ce que nous savions ici, au Bureau, c’était qu’il fallait trouver de nouveaux territoires, et vite. Nous avions besoin de planètes qui, à la différence de Mars et de Vénus, se suffiraient rapidement à elles-mêmes. Des endroits où nous pourrions envoyer des millions de gens, en attendant que sur Terre les savants et les politiciens essaient d’arranger les choses. Il nous a fallu ouvrir ces planètes à la colonisation aussi vite que possible, ce qui nous força à accélérer le processus initial d’exploration.

— Je sais tout cela, dit Perceveral, mais je ne vois pas pourquoi vous avez cessé d’employer vos surhommes comme explorateurs.

— Comment ? Mais c’est évident ! Nous étions à la recherche d’endroits où des gens ordinaires puissent survivre et s’installer. Nos surhommes n’étaient pas des gens ordinaires. Bien au contraire, ils appartenaient presque à une nouvelle race, et ils étaient incapables d’apprécier quelles étaient les conditions de survie du Terrien moyen. Par exemple, il existe de petites planètes tristes, mornes et balayées par la pluie, que le colon moyen trouve déprimantes au point de sombrer dans la folie. Mais notre surhomme est trop équilibré pour être sensible à la monotonie du climat. Les microbes qui tuent des milliers d’individus lui causent au plus quelques jours de malaise. Les dangers qui peuvent mener une colonie au bord de la catastrophe ne sont même pas perçus par notre surhomme. Il ne peut pas mesurer l’importance de ces difficultés pour la vie de tous les jours ; elles n’ont sur lui aucune prise.

— Je commence à comprendre dit Perceveral.

— La meilleure méthode, poursuivit Haskell, eût été d’entreprendre progressivement la colonisation de ces planètes : tout d’abord un explorateur, puis une équipe de recherche pure, puis une colonie d’essai composée principalement de psychologues et de sociologues. Après quoi on aurait envoyé un groupe de recherche pour interpréter les découvertes et les constatations faites par ses prédécesseurs, et ainsi de suite… mais il n’y a jamais assez de temps ni d’argent pour tout cela. C’est tout de suite qu’il nous faut ces colonies… pas dans cinquante ans ! »

Haskell fit une pause et regarda Perceveral bien en face. « Il nous faut donc savoir immédiatement si un groupe de gens ordinaires peut survivre et prospérer sur telle nouvelle planète. Voilà pourquoi nous avons modifié les qualifications nécessaires à nos explorateurs. »

Perceveral acquiesça. « Des explorateurs ordinaires pour gens ordinaires, oui. Toutefois, il y a encore une chose…

— Quoi donc ?

— J’ignore jusqu’à quel point vous avez eu connaissance de mes antécédents.

— Nous les connaissons de façon très détaillée.

— Alors, vous avez dû remarquer que j’avais une certaine tendance… enfin, que j’étais prédestiné aux accidents. Pour ne rien vous cacher, j’ai eu beaucoup de mal à survivre jusqu’à présent, rien qu’ici sur la Terre.

— Je le sais, dit Haskell sans cesser de sourire.

— Alors, comment vais-je me débrouiller sur une de ces nouvelles planètes ? Et qu’est-ce qui a bien pu vous donner l’idée de recourir justement à moi ? »

Cette fois, Haskell parut légèrement mal à l’aise. « Eh bien, vous avez mal précisé notre position quand vous avez dit que nous étions à la recherche d’explorateurs ordinaires pour gens ordinaires. Ce n’est pas si simple. Une colonie est composée de milliers, souvent même de millions d’individus, dont les possibilités de survie varient considérablement. La loi – comme la plus élémentaire humanité – exige que n’importe lequel d’entre eux ait une chance de s’en tirer. Les gens appelés à quitter la Terre doivent être rassurés. Nous devons les convaincre, convaincre les législateurs et nous persuader nous-mêmes que même les plus faibles d’entre eux ont une chance de survivre là-bas.

— Continuez, fit Perceveral.

— Donc, poursuivit vivement Haskell, nous avons cessé, voici quelques années, d’employer des explorateurs aux chances de survie exceptionnelles, et avons commencé à avoir recours à des explorateurs aux chances minimes de survie. »

Perceveral resta un moment à ruminer cette déclaration. « Donc, si vous avez recours à moi, c’est parce que n’importe qui pourra survivre là où moi j’aurai réussi à le faire.

— Cela résume à peu près notre façon de voir, reconnut Haskell avec un sourire aimable.

— Mais quelles sont mes chances à moi ?

— Certains de nos explorateurs aux chances minimes de survie s’en sont très bien tirés.

— Et les autres.

— Il y a des mécomptes, bien sûr. En dehors des risques propres à la planète explorée, il en est aussi qui ressortissent à la nature même de l’expérience. Je ne puis vous préciser en quoi ils consistent, car cela détruirait le seul élément de contrôle que nous ayons dans cette expérience sur les conditions de survie minimales. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils existent.

— Ça ne paraît pas très engageant, remarqua Perceveral.

— Sans doute. Mais songez à votre récompense si vous menez l’entreprise à bonne fin ! Vous serez le fondateur d’une colonie ! Vous deviendrez, dès lors, un expert d’une valeur inappréciable, et vous aurez une place de choix dans la vie de la communauté. Sans oublier que vous serez peut-être en mesure alors de mettre fin au tourment insidieux que vous causent certaines incertitudes sur votre place dans l’ordre des choses. »

Perceveral hocha la tête sans grand enthousiasme. « Dites-moi encore une chose. Votre télégramme est arrivé aujourd’hui à un moment particulièrement crucial pour moi. C’était presque comme si…

— Oui, c’était voulu, confirma Haskell. Nous avons constaté que les gens que nous sollicitons sont mieux disposés à accepter notre proposition si nous la faisons au moment… disons, psychologique. Nous surveillons de très près ceux qui ont les qualités requises et attendons le bon moment pour faire notre proposition.

— Cela aurait pu être gênant si vous étiez arrivés une heure plus tard.

— Ou sans résultat si nous étions arrivés un jour plus tôt. » Haskell se leva et fit le tour de son bureau. « Voulez-vous déjeuner avec moi, Mr. Perceveral ? Nous pourrons discuter les derniers détails en buvant une bouteille de vin.

— Volontiers, répondit Perceveral, mais je ne vous promets rien encore.

— Bien sûr que non», dit Haskell en lui ouvrant la porte.

 

Après le déjeuner, Perceveral se mit à réfléchir. Le travail d’exploration l’attirait beaucoup, en dépit des risques. Après tout, ce n’était pas plus dangereux que le suicide, et beaucoup mieux payé ! Le prix de la réussite était grand, et le prix de l’échec n’était pas plus élevé que celui qu’il avait été sur le point de payer sur la Terre.

Il n’avait pas réussi en trente-quatre années sur la Terre. Au mieux, il avait montré par intermittence quelques capacités gâchées par une forte propension à la maladie, aux accidents et aux maladresses. Mais sur Terre tout était surpeuplé, surencombré et confus. Peut-être le fait d’être sujet aux accidents n’était-il pas en lui une tare congénitale mais le produit de conditions insupportables. L’exploration lui offrirait un nouveau cadre de vie. Il serait seul, ne dépendrait de personne et n’aurait de compte à rendre qu’à lui-même. Ce serait terriblement dangereux, mais qu’y a-t-il de plus dangereux qu’une lame de rasoir scintillant dans sa propre main ?

Cela constituerait le suprême effort de son existence, son ultime tentative. Il lutterait comme jamais encore il n’avait lutté pour vaincre sa fatale tendance à aller au-devant de la malchance, et cette fois il allait jeter jusqu’au dernier atome de sa force et de sa volonté dans la bataille.

Il accepta la proposition de Haskell. Au cours des semaines de préparation qui suivirent, ce fut la résolution de vaincre qu’il absorba en buvant, en mangeant et en dormant, qu’il s’enfonça dans la tête, qu’il s’infiltra dans les nerfs, qu’il marmonna comme une prière bouddhiste. Il en rêva, se lava les dents et les mains sans cesser d’y penser, la médita jusqu’à ce que ce refrain monotone lui résonne dans la tête le jour comme la nuit, et commence peu à peu à modifier son comportement.

Puis vint le jour où lui fut assignée une mission d’un an sur une planète engageante de la Chaîne de l’Etoile Orientale. Haskell lui souhaita bonne chance et lui promit de rester en contact avec lui par radio, sur la fréquence L. Perceveral et son matériel furent embarqués sur l’astronef de patrouille Reine de Glasgow. C’était déjà le début de l’aventure.

Pendant les mois que dura le voyage dans l’espace, Perceveral continua à penser avec obsession à sa résolution. Il fit très attention à ses mouvements en état d’apesanteur, surveilla le moindre geste et pesa la moindre impulsion. Cette surveillance continuelle le ralentit considérablement, mais peu à peu cela devint une habitude. Un nouveau système de réflexes commença à s’instaurer, luttant pour se substituer à l’ancien.

Mais les progrès étaient intermittents. En dépit de ses efforts, Perceveral contracta dans l’astronef une irritation bénigne de la peau, due au système de régénération de l’atmosphère, brisa une de ses dix paires de lunettes contre une cloison, souffrit de nombreuses migraines et tours de rein, s’écorcha les doigts et s’écrasa les orteils.

Toutefois, il avait conscience qu’une amélioration s’opérait en lui, et cela contribuait à durcir sa résolution. Enfin sa planète apparut.

Cette planète s’appelait Thêta. Perceveral et son matériel furent déposés sur un versant herbeux et boisé, à proximité d’une chaîne montagneuse. Ce secteur avait été choisi au cours d’une reconnaissance aérienne pour ses qualités prometteuses. Dans les parages, il y avait de l’eau, du bois, des fruits et des minerais. C’était un excellent endroit pour fonder une colonie.

Les officiers de l’astronef lui souhaitèrent bonne chance et repartirent. Perceveral suivit le vaisseau des yeux jusqu’au moment où il disparut dans un nuage. Puis il se mit au travail.

Pour commencer, il mit son robot en marche. C’était une grande machine noire et luisante, à usages multiples, qui constituait l’équipement standard des explorateurs et des colons. Ce robot ne pouvait parler, chanter, réciter des vers ni jouer aux cartes comme les modèles plus coûteux. Il ne savait répondre que par un hochement de tête, affirmatif ou négatif. C’était donc un morne compagnon pour toute une année. Mais il était programmé pour obéir à des ordres de travail verbaux d’une complexité considérable, pour accomplir les travaux les plus pénibles, et il était capable d’une certaine prévoyance dans des situations difficiles.

Avec l’aide du robot, Perceveral installa son camp sur la plaine, surveillant constamment l’horizon dans la crainte de voir surgir quelque ennemi. La reconnaissance aérienne n’avait décelé aucune trace d’indigène, mais on ne savait jamais ! La faune de Thêta restait à inventorier.

Il travailla lentement et méthodiquement, le robot silencieux à son côté. Quand le soir tomba, il avait installé un camp provisoire. Il brancha le radar d’alarme et se coucha.

A l’aube, il fut éveillé par la sonnerie stridente du radar d’alarme. Il s’habilla et se précipita dehors. Un bourdonnement coléreux emplissait l’air, semblable au bruit d’une horde de sauterelles.

« Va chercher deux lance-rayons, commanda-t-il au robot, et reviens vite. Apporte aussi les jumelles. »

Le robot acquiesça et s’éloigna de sa démarche cahotante. Perceveral pivota lentement, frissonnant dans l’aube grise, pour essayer de déterminer l’origine du bourdonnement. Son regard parcourut la plaine humide, la verte lisière de la forêt et les contreforts montagneux qui s’élevaient au-delà. Rien ne bougeait. Puis il aperçut, se détachant sur le soleil levant, quelque chose qui ressemblait à un nuage noir et bas. Ce nuage volait vers le camp, progressant très rapidement contre le vent.

Le robot revint avec les lance-rayons. Perceveral en prit un et dit au robot de se charger de l’autre, mais d’attendre ses ordres pour faire feu. Le robot acquiesça derechef, et les cellules photo-électriques qui lui tenaient lieu d’yeux eurent un sombre éclat tandis qu’il se tournait vers le soleil levant.

Quand le nuage fut plus proche, Perceveral se rendit compte qu’il était fait d’une nuée d’oiseaux. Il entreprit de les étudier avec ses jumelles. Ces oiseaux avaient approximativement la taille des éperviers terrestres, mais leur vol rapide et zigzagant évoquait celui des chauves-souris. Leurs serres étaient puissantes et leur bec hérissé de dents pointues. Armés de si meurtrière façon, ils ne pouvaient être que des carnassiers.

La nuée les encercla, bourdonnant de plus belle. Puis, de toutes parts, les ailes repliées en arrière et les serres écartées, les oiseaux piquèrent. Perceveral commanda au robot de faire feu.

Le robot et lui, dos à dos, maintinrent un feu nourri sur les assaillants. C’était un tourbillon confus de sang et de plumes ; des bataillons d’oiseaux étaient désintégrés en plein vol. Perceveral et le robot tenaient leurs positions, gardant la meute de loups ailés à distance et la repoussant même parfois. Quand soudain l’arme de Perceveral s’enraya.

Ces lance-rayons étaient en principe chargés à fond et garantis pour soixante-quinze heures de fonctionnement ininterrompu et automatique. Une arme pareille ne pouvait pas se détraquer ! Il resta là un instant, à faire cliqueter la détente avec stupeur. Puis il jeta l’arme rageusement et courut vers la tente des réserves, laissant le robot poursuivre seul le combat.

Il trouva les deux lance-rayons de secours et sortit. Quand il rejoignit la bataille, il vit que l’arme du robot avait à son tour cessé de fonctionner. Le robot était debout, repoussant la horde d’oiseaux à grands gestes. Des gouttes d’huile jaillissaient de ses articulations, tandis qu’il faisait des moulinets contre la nuée épaisse. Il vacilla de façon inquiétante, faillit perdre l’équilibre, et Perceveral vit que des oiseaux avaient évité ses bras et s’étaient perchés sur ses épaules, attaquant à coups de bec ses cellules photoélectriques et son antenne cénesthétique.

Perceveral braqua ensemble les deux lance-rayons et commença à faire des ravages dans la horde. Une des deux armes s’enraya presque aussitôt. Il continua à tirer avec la dernière, en priant pour qu’elle reste chargée.

Les attaquants, finalement alarmés par leurs pertes, reprirent de l’altitude et firent demi-tour en poussant des piaillements perçants. Miraculeusement indemnes, Perceveral et le robot se retrouvèrent enfouis jusqu’aux genoux dans un monceau de plumes éparses et de corps calcinés.

Perceveral regarda les quatre lance-rayons, dont trois étaient définitivement en panne. Alors il se dirigea d’un pas rageur vers la tente des télécommunications.

 

Ayant établi le contact avec Haskell, Perceveral lui fit part de l’attaque et de la carence des trois armes. Rouge de colère, il s’en prit violemment au personnel chargé de vérifier l’équipement des explorateurs. Puis, à bout de souffle, il se tut, attendant les excuses et les explications d’Haskell.

« C’était un de nos moyens de contrôle, dit alors ce dernier.

— Quoi ?

— Je vous l’ai expliqué il y a deux mois, dit Haskell. Nous faisons l’essai des conditions de survie minimales. Minimales, vous vous rappelez ? Nous devons savoir ce qui arrivera à une colonie composée d’individus dont la compétence varie énormément de l’un à l’autre. C’est la raison pour laquelle nous recherchons le plus petit dénominateur commun.

— Je sais tout ça. Mais les lance-rayons…

— Mr. Perceveral, fonder une colonie, même avec le plus strict minimum, est une opération fabuleusement coûteuse. Nous fournissons à nos colons ce qui se fait de mieux en matière d’équipement et d’armes, mais nous ne pouvons remplacer ce qui est usé ou détraqué. Les colons utilisent donc des munitions qui ne seront pas remplacées, un équipement qui s’usera et peut se détraquer, des réserves de vivres qui s’épuiseront ou se gâteront.

— Et c’est ce que vous m’avez donné ? s’enquit Perceveral.

— Bien sûr ! Pour que l’expérience soit utile, nous vous avons fourni un équipement ne présentant qu’un minimum de garanties. C’est à cette seule condition que nous pouvons calculer les chances de survie des colons sur Thêta.

— Mais ce n’est pas juste ! Les explorateurs sont toujours pourvus de ce qui se fait de mieux comme matériel !

— Non, riposta Haskell. C’était vrai pour les explorateurs aux conditions de survie exceptionnelles du temps passé, bien sûr. Mais maintenant nous recherchons le potentiel le plus faible, qui doit s’appliquer au matériel comme aux personnes. Je vous avais prévenu qu’il y aurait des risques.

— Oui, en effet, convint Perceveral. Mais… Bon ! Me réservez-vous encore d’autres petites surprises ?

— Pas vraiment, dit Haskell, après un instant de silence. Vous et votre matériel êtes tous deux d’une qualité minimale, voilà tout. »

Perceveral sentit qu’il y avait quelque chose d’évasif dans cette réponse, mais Haskell ne voulut pas être plus précis. La communication fut coupée et Perceveral retourna au chaos de son camp.

Avec le robot, il établit le camp à l’abri des arbres pour se protéger contre un retour offensif des oiseaux. En s’installant pour la seconde fois, il constata qu’une bonne moitié de ses cordes étaient très usées, que ses petits appareils électriques commençaient à être grillés et que la toile de ses tentes était moisie. Avec beaucoup d’effort il répara tout, se meurtrissant les doigts et s’écorchant les mains. Ensuite son groupe électrogène tomba en panne.

Il s’évertua à le réparer pendant trois jours, essayant de diagnostiquer la cause de la panne à l’aide du mode d’emploi, mal imprimé en allemand, qui était joint à l’appareil. Rien ne semblait convenablement monté dans ce groupe électrogène et rien ne fonctionnait. Finalement il découvrit, tout à fait par hasard, que ce mode d’emploi était destiné à un tout autre type d’appareil. Fou de rage, il décocha un coup de pied au groupe électrogène et faillit se briser le petit orteil du pied droit.

Puis, se reprenant avec fermeté, il travailla encore pendant quatre jours à repérer les différences existant entre le modèle décrit et celui mis à sa disposition. Après quoi il réussit à faire fonctionner le groupe électrogène.

A ce moment-là, les oiseaux découvrirent qu’ils pouvaient se faufiler entre les branches des arbres, s’emparer de quelques vivres et repartir avant qu’on ait eu le temps de braquer sur eux le lance-rayons. Leurs attaques coûtèrent à Perceveral une paire de lunettes et lui valurent une vilaine blessure au cou. Il entreprit alors, à grand-peine, de tisser des filets qu’avec l’aide du robot il suspendit aux branches.

Les oiseaux ainsi tenus en échec, Perceveral eut enfin le temps d’inventorier ses provisions. Il découvrit qu’une bonne partie de ses denrées déshydratées avait été mal conditionnée et que d’autres étaient envahies par une vilaine moisissure engendrée par l’air ambiant. À moins de prendre des mesures tout de suite, il serait à court de nourriture pendant l’hiver de la planète.

Il se livra à une série de tests sur les fruits, les graines, les baies et les légumes de la planète. Plusieurs variétés se révélèrent nutritives et sans danger. Il en mangea donc et se retrouva couvert de boutons. Il procéda alors à une étude minutieuse et découvrit, en puisant dans sa trousse médicale, le remède contre cette allergie. Il élabora une expérience pour identifier la plante qui en était la cause. Mais, au moment même où il vérifiait les derniers résultats, le robot entra pesamment, renversant les éprouvettes et répandant sur le sol des produits chimiques irremplaçables.

Perceveral dut poursuivre sur lui-même ses expériences sur l’allergie, et il exclut une baie et deux légumes qui ne convenaient pas à son organisme.

Mais les fruits étaient excellents et le grain de la planète donnait du bon pain. Perceveral ramassa des semences et, à la fin du printemps, employa le robot aux labours et aux semailles.

Le robot travailla inlassablement dans les nouveaux champs, tandis que Perceveral prospectait les environs. Il découvrit des morceaux de pierre polie sur lesquels avaient été tracés des caractères et des signes ressemblant à des chiffres, ainsi que de petites esquisses représentant des arbres, des nuages et des montagnes. Des êtres intelligents avaient dû vivre sur Thêta, pensa-t-il, et il était tout à fait possible qu’ils en habitent encore certaines parties. Mais il n’avait pas le temps de se mettre à leur recherche.

Quand Perceveral inspecta ses champs, il s’aperçut que le robot avait semé beaucoup trop profondément, malgré ses instructions programmées. Cette récolte était perdue, et Perceveral sema la suivante lui-même.

Il construisit une cabane en bois et remplaça les tentes pourries par des huttes servant de magasins. Peu à peu, il faisait ses préparatifs en vue de survivre à l’hiver. Et, peu à peu, il commença à se rendre compte que son robot se détériorait.

La grande machine noire à usages multiples accomplissait ses tâches comme par le passé, mais les gestes du robot devenaient de plus en plus saccadés et il employait sa force à tort et à travers. De lourdes cruches se brisaient en mille morceaux entre ses mains et des outils aratoires se cassaient quand il les utilisait. Perceveral lui commanda donc de désherber les champs, mais les larges pieds évasés du robot piétinaient les jeunes pousses pendant que ses doigts arrachaient les mauvaises herbes. Quand il sortait couper du bois, il brisait ordinairement le manche de la hache. La cabane tremblait lorsque le robot entrait, et parfois il arrachait la porte de ses gonds.

Perceveral se faisait beaucoup de souci à la vue de la détérioration de son robot. Il n’avait aucun moyen de le réparer, car ce robot était un bloc scellé à l’usine et ne pouvait être réparé que par des techniciens spécialisés, avec des outils, des pièces et une technique spécifiques. La seule chose qu’il pût faire, c’était de ne plus utiliser le robot. Mais cela le laisserait complètement seul.

Il lui assigna des tâches toujours plus simples et se réserva de plus en plus de travail. Pourtant le robot continuait à se détériorer. Un soir, pendant que Perceveral était en train de dîner, le robot tituba contre le fourneau et envoya en l’air une marmite de riz bouillant.

Grâce à ses nouveaux talents de survie, Perceveral se jeta vivement de côté, et le riz brûlant tomba sur son épaule au lieu de l’atteindre au visage.

C’en était trop ! Le robot était un compagnon dangereux. Après avoir pansé sa brûlure, Perceveral décida de le déconnecter et de continuer seul d’assurer sa survie. D’une voix ferme, il ordonna au robot d’entrer en sommeil.

Le robot se contenta de le dévisager et se déplaça dans la cabane de façon désordonnée, sans obéir à cet ordre pourtant fondamental pour un robot.

Perceveral réitéra son injonction. Le robot secoua la tête et commença à empiler du petit bois.

Quelque chose s’était détraqué. Il lui faudrait déconnecter le robot manuellement. Mais nulle part sur sa surface noire et luisante il ne put découvrir l’habituel interrupteur de secours. Néanmoins, Perceveral prit la trousse à outils et s’approcha du robot.

Alors, chose stupéfiante, celui-ci se mit à reculer en se mettant sur la défensive.

« Ne bouge plus ! » ordonna Perceveral.

Le robot continua de reculer jusqu’à se trouver adossé à la paroi.

Perceveral hésita, ne comprenant pas ce qui se passait, car les robots étaient conçus de façon à ne jamais désobéir aux ordres, et on leur inculquait soigneusement à tous d’obtempérer lorsqu’on leur intimait l’ordre de renoncer à la vie.

Il continua d’avancer sur le robot, décidé à le déconnecter d’une façon ou d’une autre. Le robot attendit qu’il se fût suffisamment approché, puis lança son poing dans sa direction. L’homme esquiva l’attaque et jeta une clef anglaise sur l’antenne du robot. Celui-ci la rentra promptement et frappa de nouveau. Cette fois, le coup atteignit Perceveral dans les côtes.

Il tomba par terre et le robot se pencha sur lui ; ses yeux lançaient des éclairs rouges et ses doigts métalliques s’ouvraient et se fermaient. Perceveral ferma les yeux, attendant le coup de grâce. Mais la machine se détourna de lui et quitta la cabane en brisant la serrure au passage.

Quelques instants plus tard, Perceveral l’entendit couper et empiler du bois, comme à l’habitude.

A l’aide de sa trousse médicale, Perceveral se banda le côté. Le robot, ayant fini son travail, revint en quête d’instructions. D’une voix tremblante, Perceveral l’envoya chercher de l’eau à une source éloignée. Le robot partit sans plus manifester d’agressivité. Perceveral se traîna jusqu’à la cabane de la radio.

« Vous n’auriez pas dû chercher à le déconnecter, dit Haskell après avoir appris l’incident. Il n’a pas été conçu pour être déconnecté. N’était-ce pas évident ? Dans votre propre intérêt, ne récidivez pas !

— Mais pour quelle raison ?

— Parce que – et vous l’avez sans doute deviné maintenant – le robot agit pour nous permettre d’exercer sur vous notre contrôle de qualité.

— Je ne comprends pas, dit Perceveral. Quel besoin avez-vous d’un contrôle de qualité ?

— Me faut-il tout reprendre ? demanda Haskell d’une voix lasse. On vous a embauché pour étudier les conditions de survie minimales. Pas moyennes ni supérieures… minimales.

— Oui, mais…

— Laissez-moi poursuivre. Vous rappelez-vous l’homme que vous étiez, pendant vos trente-quatre années sur la Terre ? Vous étiez continuellement victime d’accidents, de maladies et de malchances de toutes sortes. C’est ce que nous voulions sur Thêta. Mais vous avez changé, Mr. Perceveral.

— J’ai certainement tout fait pour ça.

— Bien sûr, dit Haskell. Nous nous y attendions. La plupart de nos expérimentateurs de conditions de survie minimales changent. Placés dans un nouveau cadre et prenant un nouveau départ, ils acquièrent une maîtrise qu’ils n’avaient jamais possédée auparavant. Or, ce n’est pas ce résultat que nous recherchons, aussi nous faut-il compenser, en quelque sorte, ce changement. En effet, les colons ne débarquent pas toujours sur une planète avec l’intention de s’améliorer. De plus, toute colonie compte des négligents, sans parler des vieillards, des infirmes, des simples d’esprit, des téméraires, des enfants inexpérimentés, etc. Le niveau que nous avons fixé pour les conditions de survie minimales est la garantie que tous auront leur chance. Maintenant, commencez-vous à comprendre ?

— Je crois que oui.

— C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de contrôler votre efficience, afin de vous empêcher d’acquérir les qualités moyennes ou supérieures pour survivre, car tel n’est pas le but de l’expérience.

— C’est la raison d’être du robot, dit Perceveral d’une voix blanche.

— Exactement. Le robot a été programmé pour jouer le rôle de frein, de contrôle final de votre capacité à survivre. Il réagit en fonction de vous, Perceveral. Tant que vous restez dans le champ d’incompétence générale fixé au départ, le robot coopère avec vous. Mais si vous faites des progrès, si vous devenez plus habile dans votre lutte pour la vie, moins enclin aux accidents, les performances du robot baissent. Il se met à démolir les choses que vous devriez démolir, à prendre les mauvaises décisions à votre place.

— Mais ce n’est pas juste !

— Perceveral, vous semblez croire que nous dirigeons un centre de réadaptation ou un programme de secours à votre usage. Il n’en est rien ! Nous n’avons qu’un but. Nous voulons obtenir le travail que nous avons payé. Permettez-moi d’ajouter que, lorsque vous avez choisi ce travail, c’était ça ou le suicide !

— D’accord ! s’emporta Perceveral. J’ai accepté cette mission. Mais y a-t-il quelque règlement m’interdisant de démantibuler ce satané robot ?

— Non, absolument aucun, répondit Haskell d’un ton plus posé, si toutefois vous y arrivez. Mais je ne vous conseille pas d’essayer. C’est trop dangereux. Le robot ne se laissera pas désactiver.

— Ça, c’est mon affaire ! » répliqua Perceveral avant de couper la communication.

 

Le printemps s’écoula sur Thêta et Perceveral apprit à composer avec son robot. Il lui ordonna de reconnaître une chaîne montagneuse éloignée, mais le robot refusa de le quitter. Il essaya de ne plus lui donner d’ordres, mais le monstre noir ne voulait pas rester sans occupation. Si aucun travail ne lui avait été assigné, il s’en imposait tout seul ; tout d’un coup il se mettait en action et causait des ravages dans les champs ou les cabanes de Perceveral.

Pour sa propre sécurité, Perceveral lui assigna la tâche la plus inoffensive qu’il pût trouver. Il lui intima l’ordre de creuser un puits, dans l’espoir qu’il s’y enterrerait. Mais, sale et triomphant, le robot en émergeait tous les soirs et pénétrait dans la cabane, répandant de la terre dans la nourriture de son maître, lui transmettant des allergies, cassant la vaisselle et les fenêtres.

Stoïque, Perceveral acceptait le statu quo. À ses yeux, le robot semblait concrétiser l’autre aspect de sa personnalité, le Perceveral obscur, inapte et sujet aux accidents. Quand il regardait le robot faire ses tournées de destruction, il lui semblait voir une partie difforme de son moi, l’incarnation de sa maladie.

Il essaya de s’affranchir de ce fantasme. Mais le robot en arriva à représenter toujours davantage ses instincts destructeurs qui, libérés de l’élan poussant à vouloir vivre, proliféraient sans frein.

Perceveral travaillait, et sa névrose le traquait, éternellement destructive et pourtant, comme toutes les névroses, animée d’un puissant instinct de conservation. Son mal, qui trouvait en lui-même sa substance, vivait avec lui, le surveillait pendant ses repas et ne s’éloignait pas pendant son sommeil.

Perceveral accomplissait son ouvrage et ne cessait d’accroître son habileté. Il retirait le maximum de plaisir de ses journées, regrettait que le soleil se couche et survivait à l’horreur des nuits, où le robot ne quittait pas son chevet et semblait se demander si l’heure était venue de prononcer la sentence. Le matin, toujours vivant, Perceveral essayait de trouver le moyen de se débarrasser de ce compagnon titubant et destructeur, incarnation de sa névrose.

Mais il demeura dans cette impasse jusqu’au moment où intervint un nouveau facteur, qui compliqua davantage la situation.

Il avait plu abondamment pendant plusieurs jours. Quand le ciel se rasséréna, Perceveral se rendit dans ses champs, suivi pesamment par le robot qui transportait les outils. Soudain, une fissure apparut sous ses pieds dans le sol mouillé. Elle s’élargit, et toute la partie du terrain sur laquelle il se tenait s’effondra. Perceveral regagna la terre ferme d’un bond. Il réussit à atteindre le versant de la colline, et le robot le hissa sur tout le reste du parcours, en lui déboîtant presque le bras tant il tirait fort.

Quand il examina la partie effondrée du champ, il vit qu’une galerie souterraine la parcourait. Des traces visibles attestaient qu’on l’avait creusée. Une extrémité était obturée par la chute du terrain. À l’autre extrémité, la galerie s’enfonçait profondément dans le sol.

Perceveral retourna chercher son lance-rayons et sa torche électrique. Il descendit dans le trou et braqua sa torche allumée dans le tunnel. Il vit une grosse forme velue battre en retraite derrière un coude de la galerie. Cela ressemblait à une taupe géante.

Enfin il rencontrait sur Thêta une autre espèce vivante.

Les jours suivants, il explora prudemment les galeries et, à plusieurs reprises, aperçut des formes grises à l’aspect de taupes, qui lui échappèrent dans le dédale des couloirs.

Changeant de tactique, il ne pénétra qu’à une trentaine de mètres à l’intérieur de la galerie principale et déposa des fruits en guise d’offrande. À son retour, le lendemain, les fruits avaient disparu et axaient été remplacés par deux morceaux de plomb.

L’échange de présents se poursuivit pendant une semaine, et un jour, alors que Perceveral apportait d’autres fruits et d’autres baies, une taupe géante apparut. Elle s’approcha lentement en montrant des signes évidents de crainte. L’animal fit un mouvement en direction de la torche électrique, et Perceveral en cacha la lumière, afin de ne pas blesser la vue de la taupe.

Il attendit. La taupe s’avança lentement sur deux pattes, fronçant le museau, ses deux mains ridées serrées sur sa poitrine. Elle s’arrêta et regarda Perceveral de ses yeux exorbités. Puis elle se baissa et dessina, avec son ongle, un signe sur le sol du couloir.

Perceveral n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait signifier ce symbole, mais l’acte sous-entendait l’existence d’un langage, d’une intelligence, d’un sens de l’abstraction. Lui aussi dessina un signe à côté de celui de la taupe, pour lui permettre d’en tirer les mêmes conclusions.

C’était le premier pas vers la communication entre deux races étrangères. Debout derrière Perceveral, ses cellules photo-électriques rougeoyant, le robot observait l’homme et la taupe à la recherche de quelque chose de commun.

Ces rapports apportaient à Perceveral un surcroît de travail. Il devait continuer à s’occuper des champs et des jardins, à réparer le matériel et à surveiller le robot. À ses moments de loisir, il travaillait avec acharnement pour apprendre le langage des taupes. Les taupes, de leur côté, mirent beaucoup d’ardeur à le lui enseigner.

Perceveral et les taupes apprirent lentement à se comprendre, à apprécier leurs rencontres, à devenir amis. Perceveral apprit à connaître leur vie de tous les jours, leur horreur de la lumière, leurs déplacements souterrains, leur soif de savoir et de connaissances. Il les renseigna de son mieux sur l’homme.

« Cette chose de métal, qu’est-ce que c’est ? voulurent savoir les taupes.

— Un serviteur de l’homme, leur répondit Perceveral.

— Mais elle est toujours derrière vous, et ses yeux lancent des éclairs. Elle vous déteste, cette chose de métal. Toutes les choses de métal détestent-elles les hommes ?

— Certainement pas, dit Perceveral. C’est un cas particulier.

— Elle nous fait peur. Toutes les choses de métal font-elles peur ?

— Certaines, mais pas toutes.

— Et c’est difficile de penser quand cette chose de métal nous fixe, difficile de vous comprendre. C’est toujours ainsi avec les choses de métal ?

— C’est vrai que parfois elles sont gênantes, admit Perceveral, mais ne vous tourmentez pas, le robot ne vous fera pas de mal. »

Les taupes n’en étaient pas si sûres. Excusant de son mieux la lourde machine rustaude et titubante, Perceveral parlait des services rendus à l’homme par la mécanique et disait combien elle rendait la vie facile. Mais les taupes n’étaient pas convaincues et continuaient d’éviter la présence du robot qui les mettait mal à l’aise.

Cependant, après de longues négociations, Perceveral conclut un traité avec le peuple des taupes. En échange de fruits et de baies dont les taupes étaient friandes, mais qu’elles pouvaient rarement se procurer, il fut convenu qu’elles chercheraient l’emplacement des gisements métalliques et pétrolifères, ainsi que les nappes d’eau pour les futurs colons. En outre elles accordaient aux colons la possession de toute la surface du sol de Thêta, et on leur confirmait leur souveraineté sur le sous-sol.

Les deux parties ayant trouvé ce partage équitable, Perceveral et le chef des taupes signèrent le document de pierre d’un paraphe aussi beau qu’il était possible de l’exécuter avec un burin.

Pour sceller le traité, Perceveral offrit un banquet. Le robot et lui apportèrent en guise de présent un grand assortiment de fruits et de baies. Les taupes à la fourrure grise et aux veux doux se pressèrent autour, en échangeant de petits cris pointus.

Le robot déposa ses paniers de fruits et fit un pas en arrière. Il glissa sur une roche lisse, essaya vainement de se rattraper dans le vide, puis s’écrasa avec fracas sur une taupe. Aussitôt il se redressa et essaya, de ses grosses mains de fer, d’aider la taupe à se relever, mais il lui avait rompu les reins.

Les autres taupes s’enfuirent en emportant le cadavre de leur compagne. Perceveral et le robot se retrouvèrent seuls dans la galerie, entourés de piles énormes de fruits.

Cette nuit-là, Perceveral réfléchit longuement. Il comprit la maudite logique qui avait engendré cet événement. Les rapports avec les indigènes en conditions de survie minima devaient comporter un élément d’incertitude, de méfiance et d’incompréhension, et même aboutir à quelques morts. Ses relations avec le peuple des taupes avaient suivi un cours beaucoup trop serein, étant donné ce qu’on attendait de lui dans cette expérience de survie.

Le robot n’avait fait que rectifier la situation en commettant les erreurs que Perceveral aurait dû commettre lui-même.

Tout en comprenant la logique de l’événement, il se refusait à l’admettre, car les taupes étaient ses amies, et il les avait trahies. Il n’y aurait plus de confiance possible entre eux, plus d’espoir de coopération pour les colons futurs, tant que le robot irait dans leurs galeries jouer le rôle d’un éléphant dans un magasin de porcelaine.

Perceveral décida de détruire le robot. Une fois pour toutes, il se résolut à mettre à l’épreuve son habileté laborieusement acquise en l’opposant à la névrose destructrice qui ne le quittait pas. Et si cela devait lui coûter la vie… eh bien, se rappela-t-il, il avait été sur le point d’y renoncer un peu moins d’un an plus tôt, et pour des raisons beaucoup moins sérieuses.

Il rétablit les relations avec les taupes et discuta ce problème avec elles. Elles acceptèrent de l’aider, car même ces êtres pleins de douceur connaissaient l’esprit de vengeance. Elles lui fournirent quelques idées étonnamment semblables à celles que les hommes pouvaient avoir, car les taupes possédaient elles aussi une forme de guerre. Elles l’expliquèrent à Perceveral et il accepta d’essayer leurs méthodes.

En une semaine, les taupes furent prêtes. Perceveral chargea le robot de paniers de fruits et le conduisit dans les galeries comme s’il cherchait à conclure un nouveau traité.

Mais les taupes demeuraient invisibles. Aussi l’homme et le robot s’enfoncèrent-ils toujours plus avant dans le labyrinthe souterrain, sondant l’obscurité de leur torche. Les cellules photo-électriques qui servaient d’yeux au robot rougeoyaient et il se dressait de toute sa taille derrière Perceveral, presque sur ses talons.

Ils arrivèrent dans une caverne souterraine et il y eut un léger sifflement. Perceveral s’écarta au galop. Le robot sentit le danger et voulut le suivre, mais, freiné par sa maladresse programmée, il trébucha, et les fruits s’éparpillèrent sur le sol. Alors des cordes s’abattirent de la voûte dans le noir et s’enroulèrent autour de sa tête et de ses épaules.

Il s’acharna à déchirer les fibres résistantes. D’autres cordes s’enroulèrent autour de lui, s’abattant brutalement de la voûte avec un sifflement. Les yeux du robot lançaient des éclairs tandis qu’il arrachait les cordes de ses bras.

Des taupes surgissaient des couloirs par douzaines. D’autres fils toujours plus nombreux se lovaient comme des serpents autour du robot, dont les articulations crachaient de l’huile sous l’effort qu’il faisait pour briser ces liens. Pendant quelques minutes, on n’entendit plus dans la caverne que le sifflement des cordes qui s’abattaient, le grincement des articulations du robot et le claquement sec des fils qui se brisaient.

Perceveral revint en courant prendre part au combat. Les taupes et lui lièrent étroitement le robot, jusqu’à ce que ses membres n’aient plus la liberté de se mouvoir. Et les cordes ne cessaient de siffler dans l’air. À la fin le robot culbuta, entouré d’un grand cocon de cordes d’où n’émergeaient que sa tête et ses pieds.

Alors, tout en poussant de petits cris de victoire, les taupes essayèrent d’arracher les yeux du robot avec leurs griffes émoussées par leurs travaux de forage. Mais des volets d’acier s’abattirent devant les yeux du robot. Elles versèrent alors du sable dans ses articulations, puis Perceveral les écarta pour tenter de détruire le robot en le faisant fondre à l’aide de son dernier lance-rayons.

L’arme s’enraya avant même que le métal ait chauffé. Perceveral et ses alliés attachèrent des cordes aux pieds du robot et le tirèrent dans un couloir aboutissant à un gouffre profond ; à l’aide de leviers, ils le firent basculer dans le vide. On l’entendit rebondir sur les parois de granit du précipice et, lorsqu’il atteignit le fond, ils poussèrent des cris de joie.

Les taupes célébrèrent l’événement, mais Perceveral avait la nausée. Il retourna à sa cabane et y resta couché deux jours. Il se répétait qu’il n’avait pas tué un homme ni même un être pensant, mais seulement détruit un engin dangereux.

Mais il ne pouvait s’empêcher de repenser au compagnon silencieux qui avait soutenu à ses côtés l’assaut des oiseaux, désherbé ses champs et ramassé du bois pour lui. Même si le robot était maladroit et destructeur, il était maladroit et destructeur à la manière de Perceveral – manière que pour sa part il comprenait mieux que tout autre et qui lui inspirait de la compassion.

Pendant quelque temps, ce fut comme si une partie de lui-même était morte. Mais les taupes vinrent le consoler le soir, et il y avait du travail à faire dans les champs et les abris.

 

Ce fut l’automne, l’époque de la moisson et de l’engrangement des récoltes. Perceveral se mit au travail. Avec la disparition du robot, sa tendance chronique à avoir des accidents était revenue, mais cela n’avait pas duré. Il lutta contre elle avec une confiance nouvelle. Quand les premières neiges tombèrent, il avait terminé la constitution de ses stocks et de ses conserves alimentaires. Et son année sur Thêta s’achevait.

Il envoya par radio un rapport complet à Haskell sur les risques, les possibilités et les ressources de la planète ; il lui fit part de son traité avec le peuple des taupes et recommanda chaudement de coloniser la planète. Deux semaines plus tard, Haskell lui répondait.

« Bon travail, dit-il à Perceveral. Le Bureau a décidé que Thêta répondait bien à nos conditions de survie minimales. Nous y envoyons immédiatement un vaisseau de colons.

— Alors l’expérience est finie ? demanda Perceveral.

— Oui, l’astronef devrait arriver dans trois mois environ. Je conduirai probablement moi-même ce premier détachement. Toutes mes félicitations, Mr. Perceveral. Vous allez être le père fondateur d’une colonie toute neuve !

— Mr. Haskell, dit Perceveral, je ne sais comment vous remercier…

— Vous n’avez pas à me remercier, bien au contraire. Au fait, comment vous êtes-vous finalement débrouillé avec le robot ?

— Je l’ai détruit. » Et Perceveral narra la mort de la taupe et les conséquences qu’elle avait eues.

« Hum ! fit Haskell.

— Vous m’aviez dit que rien ne s’opposait à ce que je le détruise.

— C’est exact ! Le robot faisait simplement partie de votre équipement, au même titre que les lance-rayons, les tentes et les vivres. Il faisait aussi partie des problèmes à résoudre pour survivre. Vous aviez donc le droit d’en disposer comme bon vous semblait.

— Alors, qu’est-ce qui vous tracasse ?

— Oh ! rien. Je souhaite seulement que vous l’ayez vraiment détruit. Ces appareils destinés à contrôler l’efficience des explorateurs sont construits pour durer. Ils comprennent notamment des blocs autoréparateurs, et on leur a incorporé une cellule leur donnant un vif instinct de conservation ; de telle sorte qu’il est vraiment très, très difficile d’en détruire un.

— Je crois y être parvenu, assura Perceveral.

— Je vous le souhaite, car ce serait très ennuyeux qu’il ait survécu.

— Pourquoi ? Vous pensez qu’il pourrait se venger ?

— Certainement pas. Un robot est dépourvu de sentiments.

— Alors ?

— Eh bien, comme vous le savez, le but du robot était de compenser toute amélioration de votre part susceptible de faciliter votre acclimatation sur Thêta. Cette compensation s’opérait de façon destructive.

— Oui. Alors, s’il revient, tout recommencera comme avant ?

— Non, ce sera pire. Vous comprenez, cela fait maintenant plusieurs mois que vous êtes séparé du robot. S’il continue de fonctionner, il a accumulé à votre intention tout un lot d’accidents. Toutes les destructions qu’il aurait dû exécuter pendant tout ce temps, il devra s’en acquitter avant de pouvoir retrouver un comportement normal. Vous comprenez ? »

Perceveral se racla la gorge nerveusement. « Et naturellement, il les accomplirait aussi vite que possible, afin de pouvoir au plus tôt reprendre ses activités normales.

— Naturellement. Ecoutez, l’astronef sera sur Thêta dans trois mois environ… nous ne pouvons faire plus vite. Je vous conseille d’aller vous assurer que le robot est bien hors d’état d’agir. Nous ne voulons pas vous perdre maintenant.

— Non, bien sûr, répondit Perceveral. Je vais m’en occuper de ce pas. »

Il s’équipa et se mit rapidement en route vers les galeries souterraines. Les taupes le guidèrent jusqu’au gouffre, après qu’il leur eut expliqué la situation. Muni d’une lampe à souder, d’une scie à métaux, d’un marteau de forgeron et d’un ciseau à froid, Perceveral entreprit une lente descente le long de la paroi du précipice.

Arrivé au fond, il repéra rapidement l’endroit où avait atterri le robot. Là, coincé entre deux grosses pierres, se trouvait un bras entier du robot, arraché depuis l’épaule. Plus loin, il découvrit les fragments d’un œil photo-électrique, ainsi que le cocon de cordages déchirés et effilochés, qui était vide.

Pas trace du robot.

Perceveral remonta du gouffre, avertit les taupes et commença à faire ses préparatifs.

Pendant douze jours, rien ne se produisit. Puis, un soir, une taupe terrifiée vint le prévenir. Le robot était revenu. Son seul œil restant luisait dans l’obscurité et lui suffisait à retrouver sans erreur la galerie principale du labyrinthe.

Les taupes l’avaient de nouveau attendu avec des cordes. Mais le robot, instruit par l’expérience, avait esquivé les nœuds coulants et chargé l’armée des taupes. Il en avait tué six et mis le reste en fuite.

A cette nouvelle, Perceveral hocha brièvement la tête, congédia la taupe et continua son travail. Il avait installé des défenses dans les galeries. Maintenant étaient étalés devant lui, sur la table, ses quatre lance-rayons en pièces détachées. Travaillant sans mode d’emploi, il essayait d’en utiliser les divers éléments, afin de constituer une seule arme en état de marche.

Il travailla tard dans la nuit, vérifiant soigneusement chaque pièce avant de la mettre en place. Les petits morceaux paraissaient flotter devant ses yeux et il avait les doigts gourds. Minutieusement, avec sa pince et un verre grossissant, il commença le montage de l’arme.

Tout à coup la radio se mit à hurler.

« Anton ? demanda Haskell. Quelles nouvelles du robot ?

— Il arrive, dit Perceveral.

— C’est bien ce que je craignais. Maintenant, écoutez : j’ai alerté, grâce à un appel en priorité, les fabricants du robot. Je me suis battu comme un diable avec eux, mais j’ai obtenu qu’ils vous permettent de désactiver le robot et m’expliquent la marche à suivre.

— Merci, dit Perceveral. Vite, dites-moi comment il faut faire.

— Voilà le matériel qu’il vous faut : une source de courant de deux cents volts à vingt-cinq ampères. Votre générateur peut-il vous fournir ça ?

— Oui, continuez.

— Il vous faut une barre de cuivre, du fil d’argent et une sonde en bois, par exemple, car le bois n’est pas conducteur. Vous montez cet attirail de la façon…

— Je n’aurai jamais le temps, dit Perceveral, mais expliquez-moi vite. »

Des parasites crépitèrent.

« Haskell ! » cria Perceveral.

La radio se tut. Perceveral entendit des bruits de casse dans la cabane de la radio. Puis le robot apparut sur le seuil.

Il n’avait plus de bras gauche ni d’œil droit, mais son bloc autoréparateur avait refermé le métal en ces deux points. Il était toujours noir mais ne brillait plus, et des traînées de rouille maculaient sa poitrine et ses flancs.

Perceveral jeta un coup d’œil au lance-rayons qu’il avait presque fini de monter. Il se mit à assembler les dernières pièces.

Le robot avançait vers lui.

« Va couper du bois », dit Perceveral d’une voix aussi naturelle que possible.

Le robot s’arrêta, fit demi-tour, prit la hache, hésita et sortit.

Perceveral plaça la dernière pièce, remit le couvercle et commença à le visser.

Le robot lâcha la hache et refit demi-tour, en proie à des ordres contradictoires. Perceveral espéra que ce conflit ferait griller un circuit, mais le robot prit une décision et se rua sur Perceveral.

Perceveral saisit le lance-rayons et appuya sur la détente. La rafale arrêta le robot dans son élan. Sa carcasse métallique se mit à rougir faiblement.

Puis le lance-rayons tomba en panne une fois de plus.

Avec un juron, Perceveral souleva l’arme pesante et la lança en direction de l’unique œil photo-électrique du robot. Il le manqua de peu et elle rebondit sur le front.

Etourdi, le robot cherchait son maître, les bras en avant. Perceveral l’évita et s’enfuit de la cabane, en direction de l’orifice sombre de la galerie souterraine. En y entrant, il jeta un coup d’œil en arrière et vit que le robot le suivait.

Il parcourut plusieurs centaines de mètres dans la galerie. Puis il alluma sa torche électrique et attendit le robot.

Il avait mûrement réfléchi au problème en découvrant que le robot n’avait pas été détruit.

Sa première idée avait, bien sûr, été la fuite. Mais le robot, qui pouvait se déplacer jour et nuit, l’aurait facilement rattrapé. Et il lui était impossible de l’esquiver éternellement en l’entraînant dans les galeries. Il lui faudrait faire halte pour manger, boire et dormir, alors que rien ne forçait le robot à s’arrêter.

C’est pour cette raison qu’il avait tendu une série de pièges dans les galeries, en misant tout sur leur efficacité.

Il était certain qu’un au moins fonctionnerait.

Mais, en se disant cela, Perceveral frémissait à la pensée de tous les accidents que le robot avait accumulés à son intention : les mois de bras cassés, de côtes fracturées, de chevilles tordues, d’estafilades, de coupures, de morsures, de contamination et de maladie qu’il voulait lui infliger au plus vite afin de pouvoir retrouver son rythme normal.

Jamais il ne survivrait à ce que le robot lui réservait. Il fallait absolument que ses pièges fonctionnent !

Bientôt il entendit le grondement des pas du robot. Celui-ci apparut, le vit et, lourdement, s’élança.

Perceveral se précipita dans une galerie, puis s’engouffra dans une autre, plus petite. Le robot suivit, gagnant légèrement du terrain.

Lorsque Perceveral arriva à un affleurement caractéristique du rocher, il se retourna pour apprécier la position du robot. Il tira sur une corde dissimulée là par ses soins.

La voûte de la galerie s’effondra, déversant sur le robot des tonnes de terre et de roc.

Si le robot avait fait un pas de plus, il aurait été enseveli, mais, sentant immédiatement le danger, il pivota et fit un bond en arrière. Il reçut de la terre, de petits morceaux de roc rebondirent sur sa tête et ses épaules, mais il évita le plus gros de l’éboulis.

Quand le dernier caillou fut tombé, le robot escalada le monceau de décombres et continua sa poursuite.

Perceveral commençait à s’essouffler. Quoique déçu de l’échec de son piège, il se rappelait qu’il en avait un, plus perfectionné, plus loin. Celui-ci achèverait sûrement la machine implacable.

Ils s’enfoncèrent en courant dans une galerie qui dessinait des méandres. Seuls les éclairs de la torche électrique que Perceveral allumait de temps à autre trouaient l’obscurité. Le robot se remit à gagner du terrain. Perceveral, parvenu à une ligne droite, accéléra sa course. Sous ses pieds, le sol semblait exactement pareil qu’ailleurs, mais, quand le robot s’y engagea à grand fracas, il céda. Les calculs de Perceveral avaient été minutieux. Le piège, qui résistait sous son poids, s’ouvrit immédiatement sous la masse du robot.

Le robot battit l’air à la recherche d’une prise. La terre coula entre ses doigts et il s’enfonça dans le piège creusé par Perceveral. C’était une fosse dont les parois abruptes se rejoignaient pour former un grand entonnoir, au fond duquel le robot devait rester prisonnier.

Cependant le robot détendit ses jambes, les écarta presque à angle droit par rapport à son corps. Ses articulations grincèrent quand ses talons mordirent dans les parois de l’entonnoir, et elles s’enfoncèrent un peu sous son poids mais ne cédèrent pas. Il réussit à s’immobiliser avant d’atteindre le fond, les deux jambes écartées, raides et appuyées dans la terre meuble.

Le robot creusa dans la terre des prises profondes pour ses mains. Il replia une jambe et trouva un appui pour son pied, puis ce fut le tour de l’autre. Lentement, le robot se libérait, et Perceveral se vit obligé de reprendre sa course.

Il était essoufflé, avait de la peine à respirer et souffrait d’un point de côté. Le robot gagnait plus facilement du terrain, et Perceveral devait faire de gros efforts pour ne pas être rattrapé.

Il avait compté sur ces deux pièges. Il n’en restait plus qu’un, maintenant. C’était un piège excellent, mais dont l’utilisation présentait des risques.

Perceveral, malgré un vertige grandissant, se força à se concentrer. Il fallait réfléchir soigneusement pour le dernier piège. Il passa devant une pierre marquée d’un trait blanc et éteignit sa torche. Il se mit à compter ses pas et ralentit jusqu’à ce que le robot fût tout près, les mains tendues vers son cou.

Dix-huit, dix-neuf, vingt !

Au vingtième pas, Perceveral se jeta la tête la première dans le noir. Quelques secondes, il sembla flotter dans l’air, puis il frappa une surface d’eau, d’un plongeon à plat qui lui permit aussitôt de refaire surface ; et il attendit.

Le robot était trop près de lui pour pouvoir s’arrêter. Il y eut un énorme jaillissement d’eau quand il heurta la surface du lac souterrain ; Perceveral l’entendit se débattre furieusement ; enfin un bruit de bulles indiqua que le robot coulait.

A l’écoute de ce bruit, Perceveral se mit à nager pour gagner la rive opposée. Il l’atteignit et se hissa hors de l’eau glacée. Il resta un bon moment allongé et tremblant sur les roches glissantes. Puis il se força à s’éloigner du bord de l’eau et à grimper à quatre pattes jusqu’à une cachette, où il avait mis en réserve du bois sec, des allumettes, du whisky, des couvertures et des vêtements.

Pendant les heures qui suivirent, Perceveral se sécha, se changea et fit un peu de feu. Il mangea et but, en regardant la surface immobile du lac souterrain. Des jours plus tôt, il l’avait sondé à l’aide d’une corde de trente mètres et n’avait pu atteindre le fond. Le lac était peut-être sans fond. Plus vraisemblablement, il alimentait un fleuve souterrain dont les eaux rapides emporteraient le robot pendant des semaines et des mois. Peut-être…

Il entendit un faible bruit dans l’eau et braqua sa torche en direction de ce bruit. La tête du robot apparut, puis ses épaules et son torse émergèrent de l’eau.

De toute évidence le lac n’était pas sans fond. Le robot avait dû le traverser à pied et escalader de ce côté-ci la rive abrupte.

Le robot se mit à gravir les roches glissantes près de la rive. Perceveral se remit péniblement debout et recommença à courir.

Son dernier piège avait échoué et l’incarnation de sa névrose se rapprochait de lui pour la curée. Perceveral se dirigea vers une sortie de la galerie. Il voulait que la fin survienne au grand jour.

D’un petit trot cahotant, il conduisit le robot à l’extérieur des galeries souterraines et se dirigea vers le flanc d’une montagne.

Son haleine lui brûlait la gorge comme du feu, et les muscles de son ventre étaient noués et douloureux. Il courait les yeux à demi fermés, étourdi de fatigue.

Ses pièges avaient échoué. Pourquoi n’avait-il pas compris plus tôt qu’ils étaient voués à l’échec ? Le robot faisait partie de lui, il était sa propre névrose en marche pour le détruire. Comment un homme peut-il abuser la partie la plus rusée de lui-même ? La main droite finit toujours par découvrir ce que fait la main gauche, et le plan le plus machiavélique ne trompera pas longtemps le plus grand Machiavel.

Il s’était complètement fourvoyé, pensa-t-il en grimpant le flanc de la montagne. Le chemin de la liberté ne passe pas par la ruse. Il passe…

Le robot tenta de lui attraper le talon, ce qui rappela à Perceveral la différence entre la théorie et la pratique. Il s’échappa et bombarda le robot de pierres. Le robot les écarta d’un geste et continua son ascension.

Perceveral coupa en diagonale la face rocheuse. Le chemin de la liberté, se dit-il, ne passe pas par la ruse. Cela ne pouvait qu’échouer. Il passe par la métamorphose. Il passe par la victoire, non sur le robot, mais sur ce que représente le robot : c’est à dire lui, Perceveral.

La tête lui tournait et ses pensées s’enchaînaient d’elles-mêmes. Si, insista-t-il intérieurement, s’il pouvait vaincre son sentiment de parenté avec le robot, alors naturellement le robot ne serait plus sa névrose à lui mais une névrose quelconque, qui n’aurait plus prise sur lui.

Il lui suffisait de perdre sa névrose, ne fût-ce que dix minutes, et le robot ne pourrait plus lui nuire.

Brusquement, il ne sentit plus sa fatigue et fut envahi par une assurance totale qui l’enivra. Avec audace, il franchit un gros éboulis de rochers, endroit idéal pour se tordre la cheville ou se casser la jambe. Un an ou même un mois plus tôt, il n’aurait pas manqué d’avoir là un accident. Mais le nouveau Perceveral, à la démarche sûre de demi-dieu, passa les rochers sans erreur.

Le robot, borgne, manchot et opiniâtre, assuma l’accident. Il trébucha et s’étala de tout son long sur les rochers pointus. Quand il se releva et reprit la poursuite, il boitait.

Tout grisé, mais les sens en alerte, Perceveral parvint à une paroi de granit et sauta pour atteindre une mince aspérité qui semblait n’être qu’une ombre là-haut sur la roche. Pendant une seconde qui parut mortelle, il demeura suspendu en l’air, et au moment où ses doigts lâchaient prise, son pied trouva un appui. Sans plus hésiter, il poursuivit son escalade.

Le robot suivait. Ses articulations mal lubrifiées grinçaient. Un de ses doigts se tordit et cassa dans cette escalade que Perceveral n’aurait jamais dû réussir.

Perceveral sautait de rocher en rocher. Le robot le suivait en glissant, avec de gros efforts, et le rattrapait. Mais Perceveral s’en moquait. Il lui parut soudain évident que toutes ces années où il avait été sujet aux accidents avaient servi à engendrer cet instant. La chance avait tourné. Il était enfin devenu ce que la nature avait toujours souhaité qu’il fût : un homme à l’épreuve des accidents !

Le robot rampait derrière lui sur une paroi rocheuse d’un blanc éblouissant. Perceveral, enivré d’assurance, fit rouler des blocs de pierre et hurla pour déclencher une avalanche.

Les pierres se mirent à glisser, et il entendit un sourd grondement au-dessus de lui. Il s’abrita derrière un bloc de pierre, esquiva le violent coup de poing décoché par le robot et se retrouva dans un cul-de-sac.

Il était dans une petite grotte peu profonde. Le robot se dressait devant lui, bloquant l’entrée, le menaçant de son poing métallique.

Perceveral éclata de rire à la vue de ce pauvre robot maladroit et sujet aux accidents. Alors le robot lança son poing en avant, de toute la force de son corps.

Perceveral baissa la tête, mais c’était inutile : le robot maladroit l’aurait manqué de toute façon d’au moins un centimètre. C’était exactement le genre d’erreur que Perceveral attendait de la part de cet engin ridicule.

La force du coup entraîna le robot vers l’extérieur. Il tenta de toutes ses forces de retrouver son équilibre, perché sur le rebord de l’à-pic. Tout homme ou robot normal l’aurait retrouvé, mais pas le robot sujet aux accidents. Il tomba en avant, cassa son dernier œil photo-électrique, et se mit à basculer.

Perceveral se pencha pour accélérer sa chute, puis se remit vivement à l’abri de la grotte. L’avalanche acheva le travail pour lui, entraînant un point noir sans cesse plus petit sur la paroi blanche et poussiéreuse de la montagne et l’enterrant sous des tonnes de pierres.

Perceveral regarda toute la scène en riant sous cape. Puis il se mit à se demander ce qu’il venait de faire au juste.

C’est alors qu’il fut pris d’un tremblement.

 

Des mois plus tard, Perceveral se tenait près de la passerelle du vaisseau colonial, Cuchulain, en regardant les colons en descendre et prendre pied sur Thêta, sous le soleil hivernal. Il y avait des individus de toutes les sortes et de toutes les catégories.

Ils étaient tous venus sur Thêta avec l’espoir d’y commencer une vie nouvelle. Chacun d’eux avait une importance capitale au moins à ses propres yeux et méritait une chance de survivre, quelles que fussent ses capacités.

Et c’était lui, Anton Perceveral, qui avait expérimenté les conditions de survie minimales sur Thêta à l’intention de tous ces individus, qui avait en quelque sorte donné de l’espoir et une promesse aux plus incapables d’entre eux, aux inaptes qui eux aussi voulaient vivre.

Il se détourna du flot des pionniers et entra dans le vaisseau par l’arrière. Il suivit un couloir et entra dans la cabine de Haskell.

« Eh bien, Anton, dit Haskell, quelle impression vous font les colons ?

— Ils ont l’air bien, dit Perceveral.

— Ce sont des gens bien. Ils vous considèrent comme leur père fondateur, Anton. Ils veulent vous garder ici. Resterez-vous ?

— Je considère Thêta comme mon pays, répondit Perceveral.

— Alors la question est réglée, je vais…

— Attendez, fit Perceveral, je n’ai pas fini. Thêta est mon pays, je veux m’y installer, m’y marier et y élever mes enfants, mais pas tout de suite.

— Ah ?

— J’ai pris goût à l’exploration. J’aimerais en faire encore un peu. Peut-être sur une ou deux autres planètes. Ensuite je m’installerai sur Thêta.

— C’est bien ce que je craignais, dit Haskell tristement.

— Ai-je souhaité quelque chose de mal ?

— Pas du tout, mais je crains que nous ne puissions plus vous employer comme explorateur, Anton.

— Et pourquoi pas ?

— Vous connaissez nos besoins. Des hommes aux possibilités de survie minimales pour décider des régions à coloniser. On ne peut plus, même avec de l’imagination, vous considérer comme un homme aux possibilités de survie minimales.

— Mais je suis pourtant toujours le même, s’écria Perceveral. Bien sûr, j’ai fait des progrès sur cette planète, mais vous vous y attendiez et le robot était là pour compenser cette amélioration. Et à la fin…

— Oui, quoi ?

— Eh bien, à la fin je me suis laissé entraîner. Je pense que j’avais bu sans doute. Je ne comprends pas comment j’ai pu agir ainsi.

— Et pourtant vous avez bien agi de cette façon.

— Oui, mais regardez ! Malgré ça, j’ai tout juste survécu à l’expérience, à l’expérience complète sur Thêta ! Il s’en est fallu d’un rien ! Cela ne prouve-t-il pas que je suis encore un homme aux possibilités de survie minimales ? »

Haskell fit la moue et sembla pensif. « Anton, vous m’avez presque convaincu. Mais je crains que vous ne vous laissiez aller à jongler avec les mots. En toute sincérité, je ne peux plus vous considérer comme un minimum. J’ai peur que vous ne soyez obligé de vous contenter de votre sort sur Thêta. »

Le dos de Perceveral se voûta un peu. Il hocha tristement la tête, serra la main de Haskell et fit demi-tour pour sortir.

Ce faisant, sa manche accrocha l’encrier d’Haskell et le souleva du bureau. Perceveral se précipita pour l’attraper et abattit violemment sa main contre le bureau. Il fut aspergé d’encre. Aveuglé, il tâtonna, se prit les pieds dans une chaise et tomba.

« Anton, demanda Haskell, vous l’avez fait exprès ?

— Non, pas du tout, bon sang !

— Hum, voilà qui est intéressant. Alors, Anton, ne vous faites pas trop d’illusions, mais peut-être que… Je dis bien peut-être… »

Haskell regarda fixement le visage empourpré de Perceveral, puis éclata de rire. « Vous êtes un sacré malin, Anton ! Vous m’avez presque possédé. Et maintenant soyez assez aimable pour ficher le camp d’ici, et allez rejoindre les colons ! Ils sont en train de vous ériger une statue et je pense qu’ils aimeraient que vous soyez là. »

Quelque peu vexé d’avoir été percé à jour, mais souriant quand même, Anton Perceveral alla à la rencontre de son nouveau destin.

Traduit par P. Soulas.

The Minimum Man.

Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française, 1974. pour la traduction.

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